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Sincérité

Dans ma dernière phase d’adolescence, je sortais le plus souvent avec mes deux copains John et Greg. On formait le « trio de choc », un peu voyous mais pas trop, juste ce qu’il fallait pour inspirer une petite touche d’inquiétude après du voisinage. Montés sur nos vélomoteurs dont le bruit se voulait plus impressionnant que la vitesse grâce aux pots d’échappement généreusement troués, coiffés le plus souvent d’un chapeau à la « Rocky Balboa » et vêtus d’un blouson de cuir, nous nous rendions fièrement à l’un ou l’autre de nos bars habituels pour y boire notre bière de fin de semaine.

 

Ce soir-là, nous étions sur le point de quitter le Red-bar pour refaire encore un peu le monde chez Greg, dont les parents s’étaient absentés. Tout le monde le savait : ceux-ci disposaient de moyens assez confortables et leur maison était l’une des plus belles du quartier.

 

C’est à cet instant que Greg aperçut quatre jeunes, deux gars et deux filles, accoudés à une table près de l’entrée. Nous les connaissions un peu de vue, sans plus. Doté de son caractère jovial, et sans doute plus encore à ce moment précis compte-tenu des quelques bières avalées, il leur demanda : « ça vous dirait de nous accompagner pour un dernier verre à la maison ? ». Les garçons se regardaient, plutôt enthousiastes. Les filles, elles, faisaient la moue et semblaient peu motivées. C’est alors que je surpris l’un des deux types affichant un air vicelard, tout en leur montrant discrètement la main avec un frottement de doigts qui indiquait le signe de l’argent. Sans prendre le temps de réfléchir, je le clouai du regard, écartai Greg de la table et lançai « ça pue, les gars ; on se casse ».

 

Anecdote, me direz-vous. Oui, en effet ; avant cet incident, je savais bien ce qu’était l’hypocrisie, pour l’avoir subie, sans doute, mais aussi pour en avoir usé.

 

Mais, dans le cas précis, la caricature formée par le regard et le geste a eu un impact particulier et m’a rendu un peu plus sensible à la sincérité des mots échangés.

 

D’expériences en expériences, j’ai acquis la conviction que des propos mensongers ou hypocrites ne constituent jamais une solution satisfaisante ; anodins ou importants, placés dans la sphère privée ou professionnelle, cela ne change rien au problème. Certes, avec de bons talents d’acteur, on peut espérer récolter un bénéfice à court terme. Les autres nous croient sincère… ou du moins veulent s’en persuader parce que cela les rassure ou les flatte. Néanmoins, cela se traduit à chaque fois par une régression personnelle, petite ou grande, imperceptible et perverse, dont l’accumulation finit par agir comme un poison.

 

Ensuite, et c’est enfoncer les portes ouvertes que de le rappeler, les autres ressentent – consciemment ou non – l’absence de sincérité dans les propos reçus : ton de la voix, gestuelle, regard, énergie… Il y a toujours quelque chose qui cloche et qu’on est amené à payer : au meilleur des cas par la distance que nos interlocuteurs finissent par marquer, au pire par leur antipathie déclarée.

 

Très bien ; mais que faire lorsqu’on se sent peu à l’aise dans un contexte imposé ? Premièrement, il existe quantité de circonstances dans lesquelles personne ne demande notre avis. Pourquoi vouloir absolument s’exprimer alors qu’on a rien à dire, ou du moins rien de pertinent ? Même si notre besoin de reconnaissance doit en souffrir, il vaut parfois mieux se taire et appliquer la formule « on perd plus d’occasions de se taire que le contraire ».

 

Cela dit, il peut arriver qu’on ressente le besoin de complimenter son interlocuteur, simplement parce qu’on souhaite lui faire plaisir ou lui transmettre sa bonne humeur, si qui est très louable, ou encore parce que les règles de politesse liées aux circonstances nous y obligent ; pourquoi pas. Mais alors, il vaut mieux réfléchir à ce qui a du sens avant de s’exprimer : il est absurde de dire à une connaissance physiquement peu avantagée qu’elle est éclatante de beauté ; par contre, cela lui sera agréable de savoir que son regard a du charme ou que son timbre de voix est agréable. De la même manière, il est totalement inapproprié de complimenter quelqu’un sur ses talents artistiques lorsqu’il en manque ou sur ses aptitudes sportives lorsqu’elles sont déficientes. Mais cette même personne appréciera qu’on sache reconnaître ses efforts ou son courage.

 

 

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Pour conclure, il faut encore se méfier de certains clichés, s’agissant par exemple de croire que la franchise est toujours vertueuse. Ce n’est pas parce qu’on assène ses vérités comme on balance des tartes à la crème qu’on tient des propos pertinents ou éclairés. La franchise ne sera jamais synonyme d’intelligence et ne dispensera jamais personne de réfléchir avant de parler… ou de se taire.

 

 

 

 

Extrait de "Philosophie et lucidité",

par Marc-André Del Pedro

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