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Forces armées européennes

Contexte général

 

 

Voilà près de soixante-dix ans que les Etats d’Europe de l’Ouest sont en paix ; du jamais vu.

 

Cela dit, on peut quand-même faire une parenthèse sur la tristement célèbre « guerre froide » qui a opposé le bloc soviétique aux démocraties occidentales, période qui s’est étendue depuis la fin de la 2ème guerre mondiale (quoique l’opposition des deux camps eût d’ores et déjà commencé après la révolution russe de 1917) jusqu’à la chute des régimes communistes d’Europe de l’Est et à la dissolution du pacte de Varsovie entre 1989 et 1991.

 

Trop de gens n’ont jamais su – ou trop vite oublié – que cette tranche d’histoire n’était pas seulement synonyme d’une extrême tension entre les deux blocs moyennant quelques affrontements armés indirects à divers endroits du globe, mais également d’un risque d’embrasement général très élevé, lequel a atteint son paroxysme entre les années 1982 et 1985. Certains ont pensé que l’immense arsenal atomique déployé des deux côtés était suffisamment dissuasif pour écarter tout risque d’affrontement direct ; c’était faux. L’Union soviétique, en effet, disposait de plusieurs plans d’invasion de l’Europe de l’Ouest et l’utilisation de l’arme atomique à grande échelle y avait une place démesurée, étant acquis que des bombes d’une puissance telle qu’Hiroshima ou Nagasaki étaient (et le sont d’ailleurs toujours d’un point de vue opérationnel) considérées comme de « petites bombes » tout juste bonnes à éradiquer nombre de points stratégiques tels que gares, nœuds routiers, zones de défense concentrée, etc.

 

Devant ce rouleau compresseur dévastateur devaient suivre, par vagues successives programmées, les forces armées dont on savait exactement quelle était la durée opérationnelle (si vous me passez l’expression) en fonction de la dose de radioactivité accumulée ; aux premières formations de choc destinées à occuper très rapidement les terrains « clé » moyennant une espérance de vie très limitée, devaient suivre d’autres troupes alors moins exposées compte-tenu d’une radioactivité allant decrescendo ; misant sur le nombre, c’est ce qu’on peut appeler la quantification des pertes dans le cadre d’une tactique combinée intégrant l’usage massif de l’arme atomique. Le principe n’avait rien de nouveau ; c’est plutôt son ampleur et la perspective des dommages collatéraux qui peuvent faire froid dans le dos.

 

Parenthèse fermée pour aborder l’après « mur de Berlin ». La menace rouge s’étant largement estompée, les pays d’Europe de l’Ouest ont alors progressivement dégraissé leurs forces armées et réduit leurs dépenses d’armement. Du reste, ça tombait bien : dans un contexte économique devenu plus difficile, ponctué de crises et d’autant de déficits budgétaires, il apparaissait tout à la fois logique et raisonnable de diminuer la part consacrée à la défense.

 

Or ce phénomène s’est poursuivi et se poursuit encore de nos jours, dans un contexte où les considérations budgétaires des Etats semblent progressivement l’emporter sur l’analyse objective des besoins en termes géostratégiques. En d’autres mots, cela signifie qu’on a pris l’habitude de couper encore et encore dans les budgets militaires, comme si le raisonnement pouvait un jour s’arrêter à la seule limite des moyens imposés par quelques actions internationales de maintien de la paix et l’intervention ciblée de forces spéciales – terme à la mode en période de réduction d’effectifs – à l’appui de moyens technologiques de pointe. Certes, on n’en est pas encore là ; mais on en prend rapidement le chemin.

 

Il s’agit donc en premier lieu de reposer le cadre : quels sont les dangers potentiels qui aujourd’hui ou demain menacent l’Europe ?

 

 

 

 

Résumé de l’analyse des risques

 

 

Risques de confrontations classiques

 

 

En ce qui concerne les risques de guerre classique engageant tous les moyens disponibles, ceux-ci sont pour l’heure pratiquement nuls. Ces risques sont d’abord nuls entre les états occidentaux eux-mêmes, dont l’évolution prometteuse au cours des dernières décennies les amène à partager un destin commun qu’on imagine mal se défaire avant de nombreuses années.

 

S’agissant de la Russie, ensuite, un danger d’agression, du moins direct, est aujourd’hui extrêmement faible. D’une part, même si ce pays doit poursuivre de sérieux efforts de démocratisation et d’ouverture d’économie de marché depuis l’effondrement de son régime communiste, le temps des grandes oppositions idéologiques est révolu. D’autre part, et il s’agit là d’un facteur non négligeable, ses racines tant culturelles que religieuses se rapprochent beaucoup plus de nos propres racines occidentales que de celles de tout autre peuple alentour. Aussi, à l’heure où la Russie est constamment sur le qui-vive avec des velléités autonomistes d’une partie de ses minorités islamiques et des risques permanents d’actes terroristes, un rapprochement accru des puissances occidentales est de facto en cours. Je saisis du reste cette occasion pour faire une parenthèse sur les relations d’ordre stratégique qui ont suivi la dissolution du pacte de Varsovie et noter que l’intégration relativement rapide des pays de l’Est au sein de l’OTAN au détriment des promesses faites par les Etats-Unis à la Russie a été une grosse erreur d’appréciation, entraînant un sentiment d’isolement – pour ne pas dire de trahison – chez cette dernière, expliquant en grande partie l’enlisement dans lequel se trouve aujourd’hui l’Ukraine. La sagesse eut voulu que l’Occident observe l’évolution politique de la Russie, puis, seulement, envisage une collaboration accrue avec ses voisins de l’Est, Moscou compris. Nous avons aujourd’hui autre chose à faire que de nous chamailler par la force sur des enjeux stratégiques dépassés, à plus forte raison lorsque des populations, au demeurant européennes, doivent en souffrir.

 

Quoi d’autre sur le plan des risques d’affrontements classiques ? La Chine, l’Inde, le monde musulman ? Evidemment non, du moins pas sur le court-moyen terme.

 

En ce qui concerne la Chine, on peut d’abord relever que l’idéologie communiste, même si ce dernier mot lui reste très cher, a lentement organisé sa mue en direction de l’économie de marché à dater de l’avènement de Deng Xiaoping en 1978. Certes, ce régime reste encore semi-autoritaire, mais son évolution à ce jour vers nos propres valeurs est telle que toute confrontation idéologique n’a plus de sens. Par ailleurs, tant d’un point de vue culturel que philosophique, la Chine n’a pas pour vocation d’attaquer ses voisins, quand-bien-même une parenthèse peut être faite sur l’ère maoïste dont on a pu voir sortir les griffes à quelques reprises ; mais il s’agit bien d’une parenthèse idéologique révolue. Pour ce qui est du rattrapage technologique, au demeurant légitime, que la Chine opère actuellement sur son armement, on doit à mon sens plus y voir l’opportunité d’une collaboration future équilibrée sur les questions géostratégiques internationales qu’une menace. En réalité, Les dangers d’expansion chinoise seraient plus à regarder sous l’angle économique ; mais n’est-ce pas « de bonne guerre » ? Mais ceci est une autre histoire… que je n’entends pas aborder ici.

 

Et l’Inde ? Pour l’heure, les analyses tant d’un point de vue politique que culturel convergent vers le même résultat : ce n’est pas d’elle que viendra un quelconque danger à moyen-long terme, sauf mutation radicale de son environnement politico-économique.

 

Toujours sous l’angle de la confrontation classique, reste enfin à observer le monde musulman, même si toute crainte ne résiste pas longtemps à l’analyse géopolitique. Il convient en premier lieu de souligner que l’appartenance à la même religion ne constitue pas par définition l’essence d’un seul bloc identitaire, mais que les antagonismes pouvant exister d’une culture à l’autre telle qu’arabe, perse ou ottomane – pour ne citer qu’elles –, sont plus souvent synonymes de dissensions que de rassemblements. Si l’on y ajoute les tensions, pour certaines graves, entre appartenances religieuses ou culturelles à l’interne-même des nations considérées – selon des découpages de frontières dont les anciens empires coloniaux sont du reste largement responsables –, il est en définitive pratiquement exclu de percevoir le risque d’un grand rassemblement anti-occidental crédible, dont il manquerait par ailleurs les moyens technologiques pour représenter une menace sérieuse.

 

D’autre part, si ces arguments ne devaient pas suffire, il m’apparaît important de relever deux autres facteurs qu’on aurait tort de mettre trop facilement à la trappe : premièrement, les ententes entre états de culture chrétienne et musulmane sont une réalité, même si certains gouvernements d’obédience islamique exercent un double-jeu délicat entre contraintes politico-économiques et sympathies, réelles ou consenties, accordées à des courants religieux plus radicaux. Deuxièmement, les récents printemps arabes tendent à confirmer un lent processus de mutation vers des besoins accrus de liberté, aidé en cela par les effets d’une plus large diffusion de l’information et d’une meilleure réponse aux besoins d’existence.

 

Au demeurant, ce dernier point, dont la réalisation est évidemment couplée au besoin d’un environnement sociopolitique stable, paraît particulièrement fondamental dans la perspective d’un enrayement durable de l’actuelle extension intégriste au Moyen-Orient.

 

Enfin, et pour conclure, je rappelle que le présent chapitre se consacre aux risques d’affrontements classiques, à l’exclusion des risques terroristes ; ce sujet fera l’objet d’une analyse distincte plus avant.

 

 

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En définitive, on voit bien que les risques de confrontation à grande échelle pour nos pays occidentaux restent pour l’heure extrêmement faibles ; admettons-le. Or la question reste toujours la même : jusqu’à quand ?

 

On peut raisonnablement penser qu’un tel danger peut être écarté pour quelques années. Mais nous devons également garder en mémoire que les crises majeures arrivent toujours au dépourvu – à défaut de quoi on saurait les prévenir – et que les situations de désespoir qu’elles provoquent sont hélas trop souvent la cause de mouvements irrationnels, susceptibles d’entraîner graduellement les peuples vers la guerre. Certes, nos Etats occidentaux ont appris à amoindrir avec plus ou moins de succès les effets de tsunamis économiques au sens classique du terme. Mais il n’en va pas de même dans d’autres régions du globe beaucoup plus fragiles, ni non plus des risques de déstabilisation liés aux effets de catastrophes climatiques dont on sait la fréquence et l’ampleur en constante augmentation.

 

A la question de savoir si nous devons garder des forces armées – et, corolaire important, maintenir des structures de protection civile –, la réponse est évidemment oui, considérant qu’il faudrait un temps disproportionné pour rétablir les simples bases nécessaires à leur reconstruction, tant d’un point de vue technologique, logistique qu’académique. A la question de savoir si nous pouvons en réduire l’envergure, la réponse est également oui, sans toutefois franchir certaines limites. J’y reviendrai de manière plus précise dans le cadre de mes conclusions.

 

Et je le dis très clairement : les élus politiques qui, au sein de l’Europe, prônent la suppression pure et simple des forces armées dans leurs pays respectifs sont des imbéciles ou des idéalistes inconscients des réalités humaines les plus élémentaires.

 

 

 

Risques en cas de catastrophes naturelles

 

 

Sous l’angle européen, la mission fondamentale de l’armée reste toujours de garantir la souveraineté du territoire national et d’assurer la protection de la population, même si on doit y ajouter les actions ciblées hors frontières de certains Etats qui interviennent dans le cadre de résolutions de l’ONU et d’actions coordonnées sous commandement de l’OTAN. Mon objectif, ici, n’est pas de porter un jugement sur de telles opérations (un chapitre entier y serait nécessaire), mais de poser un simple constat.

 

Cela étant, on ne peut ignorer une autre mission consacrée à l’armée, certes subsidiaire mais néanmoins importante, s’agissant de l’aide aux populations en cas de catastrophes.

 

Il faut rappeler qu’après l’éclatement du bloc soviétique ont commencé, à juste titre, certaines remises en question portant non seulement les effectifs et les moyens en regard de l’éloignement des risques de confrontation classique, mais également sur les opportunités de nouvelles missions pouvant s’intégrer dans un cadre d’engagement en période de paix. C’est la raison pour laquelle on a pu voir progressivement se développer des formations qui, outre des fonctions de base spécifiques au génie civil miliaire, se sont élargies aux domaines d’intervention concernant les cas de catastrophes majeures. D’un point de vue opérationnel, ces formations spécialisées peuvent se voir en outre appuyées par d’autres unités visant la sécurisation des périmètres concernés, l’aide aux populations, le règlement de certains aspects logistiques et l’accomplissement de diverses tâches annexes.

 

Dans un contexte où le rythme et l’ampleur des catastrophes climatiques s’amplifient de manière exponentielle, il n’est pas vain de souligner l’importance de telles attributions. A ceux qui affirment qu’elles ne seraient qu’un prétexte à justifier l’existence de forces armées et qu’il serait possible de les confier aux seules instances civiles, je réponds qu’ils ont doublement tort. Premièrement, et j’insiste sur ce point, la fonction première d’une armée reste par définition de garantir la souveraineté de son territoire selon une évaluation des risques à moyen-long terme, ce qui ne l’empêche en aucun cas de recevoir des missions subsidiaires. Deuxièmement, l’expérience nous démontre sans équivoque qu’à des catastrophes d’envergure exceptionnelle doivent également répondre très rapidement des moyens exceptionnels. Or c’est précisément ce qu’une armée peut offrir avec efficience en appui aux services civils, tant en ce qui concerne la mise en place immédiate d’un état-major réunissant les compétences utiles à la situation, que l’organisation rapide et structurée des engagements nécessaires.

 

 

 

Risques terroristes

 

 

Ce risque à lui seul ne justifie évidemment pas le maintien de forces armées importantes, mais nécessite néanmoins l’engagement de ressources conséquentes, tant humaines que technologiques.

 

On se souvient de l’effondrement des tours jumelles du 11 septembre 2001, qui certes s’est avéré un traumatisme important, mais a également été le déclic d’une prise de conscience sans précédent des Etats-Unis quant à l’importance des risques terroristes, tant en ce qui concerne la guerre totale qu’entendent mener certains groupements à l’encontre de l’Occident, les soutiens financiers dont ils sont susceptibles de bénéficier, que les moyens de destruction présumés à leur disposition.

 

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement des risques d’attentats à l’explosif ou de détournements d’avions. En premier lieu, on peut citer l’utilisation potentielle d’agents toxiques à grande échelle, dont tant l’accès que la fabrication sont à ce jour relativement faciles pour ceux qui disposent des moyens financiers nécessaires. Une action minutieusement préparée pourrait, le cas échéant, se traduire par des diffusions massives sur des zones à haute densité de population et provoquer la mort de dizaines de milliers d’individus. Tout à la fois plus complexe et pervers serait le risque lié à la propagation massive d’agents biologiques mortels, dont l’impact, mal maitrisé, pourrait se retourner contre des populations que les auteurs ne souhaitent en aucun cas atteindre. Mais il convient de se méfier d’un fanatisme aveugle qui ne mesure pas forcément les conséquences de ses actes.

 

Or, à ces risques, existe celui bien pire encore du recours à l’arme atomique. Premièrement, on ne doit pas ignorer que dans la période de relatif chaos qui a suivi l’effondrement du bloc soviétique, plusieurs dizaines de petites bombes (dites bombes-valise) et ogives nucléaires semblent avoir disparu des inventaires : revendues par des officiers de haut rang en mal de solde, passées d’organisations mafieuses à des groupements terroristes… Personne ne peut confirmer les faits de manière irréfutable, mais les probabilités apparaissent importantes. Cela étant, il faut encore distinguer les effets d’une explosion au sol d’une explosion en altitude. Celles d’Hiroshima et de Nagasaki ont été déclenchées à plusieurs centaines de mètres d’altitude, dont l’effet dit de « douche radioactive » s’est relativement vite dissipé. Il en irait tout autrement en cas d’explosion au sol, considérant les masses de poussières considérables qui seraient rendues hautement radioactives ; retombant sur de très vastes territoires, elles y sèmeraient non seulement la mort auprès d’un nombre très élevé d’espèces animales – dont évidemment l’être humain –, mais y rendraient par ailleurs impossibles toute culture ou consommation d’eau pour au moins plusieurs générations.

 

Si on devait encore avoir des doutes quant à l’éventuelle possession de l’arme atomique conventionnelle en mains terroristes, l’hésitation semble néanmoins impossible en ce qui concerne la bombe dite « sale », à savoir une bombe «normale» à laquelle est ajoutée du matériel radioactif. Ses effets de contamination seraient certes beaucoup moins importants que ceux évoqués précédemment, mais suffiraient néanmoins à provoquer des problèmes de santé relativement graves à moyen-long terme à un nombre non négligeable d’individus, tout en occasionnant de fortes perturbations économiques sur les régions considérées.

 

 

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Les Etats-Unis ont ainsi pris la mesure de l’ampleur réelle du risque terroriste à ce jour, mettant en œuvre des moyens considérables, notamment sur le plan de leurs services de renseignements civils et militaires. L’Europe qui a certes emboîté le pas en sa qualité d’élève timide du cousin américain, doit quant à elle fournir encore de sérieux efforts en termes d’effectifs et de moyens pour se mettre à niveau.

 

 

 

Risques d’immigration massive

 

 

Voilà bien le sujet tabou par excellence, mais qu’il est indispensable d’aborder : sans apriori ni connotation raciale, mais avec discernement.

 

Malgré les crises qui la traversent, l’Europe est très largement perçue comme un eldorado dans diverses régions du monde en voie de développement ; cette perception est particulièrement forte auprès du continent africain, non seulement parce que les conditions de vie y sont généralement très difficiles, mais également parce que les frontières de l’abondance semblent géographiquement à portée de main, sinon à distance qu’on peut espérer franchir.

 

A cela s’ajoute le facteur d’attractivité que représente l’Europe en regard de ses conditions d’accueil particulièrement humanitaires. Qu’on caresse ou non l’espoir de l’obtention d’un statut de réfugié politique, franchir son sol évoque l’expectative d’une prise en charge, certes modeste, mais couvrant les besoins d’existence pour une période qui peut s’avérer relativement longue, tant en fonction du nombre de pays traversés, des accords (ou non) de renvoi, que de la lourdeur même des procédures.

 

L’Europe est prospère, l’Europe a mauvaise conscience de son passé colonialiste, l’Europe se veut altruiste. Et donc l’Europe attire. Or de la même manière, elle peine à donner un cadre rigoureux à ses conditions d’accueil, et plus encore à ses conditions de renvoi. Elle hésite, fait un pas en avant, un pas en arrière, engage des polémiques entre voisins et s’enlise, alors que ses élus manquent à l’évidence de courage politique, contribuant aux appels d’air à l’immigration dite « économique » et faisant le lit des partis d’extrême droite. Comme si cette problématique en constante évolution ne devait pas suffire, on peut lui ajouter celle des actuelles poussées d’immigration depuis la Syrie et l’Irak en pleine guerre civile et qui elles nous invitent effectivement à la mise en place légitimée de certaines conditions d’accueil en vertu des droits humanitaires que nous avons mis en place.

 

Je le précise encore : jusqu’ici, le but de l’exercice n’est pas de porter un jugement, mais d’établir le contexte dans lequel se trouve l’Europe face à des phénomènes d’immigration en forte augmentation et qui pourraient exploser à court terme. Je m’en explique ci-après.

 

Le dérèglement climatique est une réalité qu’on observe tous les jours et que plus personne ne saurait raisonnablement contester. Cela dit, on doit entre autres constater que les régions du globe d’ores et déjà arides souffrent d’une pluviométrie de plus en plus faible. A ce phénomène préoccupant, qui par ailleurs touche les populations les plus faibles de la planète, s’ajoutent les effets désastreux des déboisements massifs. S’agissant de l’Afrique, il est notamment frappant de voir à quel point les étendues d’eau se sont raréfiées ou pour le moins considérablement restreintes, alors que de très grandes portions de territoires autrefois exploitables sont devenues impropres à toute forme de culture ou d’élevage.

 

Un autre facteur particulièrement préoccupant doit être rappelé, s’agissant de l’augmentation exponentielle de phénomènes exceptionnels tels que sécheresses ou inondations, et qui hélas n’ont plus d’exceptionnel que le nom : ce qui se produisait auparavant tous les deux à trois cents ans se manifeste aujourd’hui tous les cinq à dix ans. Et ces intervalles tendent à se raccourcir.

 

En ce qui concerne le continent africain et  certaines régions du Moyen-Orient, d’ores et déjà fragilisés, on peut ainsi prédire que des sécheresses à la fois d’envergure majeure et rapprochées dans le temps auraient des conséquences extrêmement graves pour les populations concernées, qui, le cas échéant, seraient tout simplement condamnées à l’exil ou à mourir. Un tel scénario, qui peut sembler terrifiant, est hélas très probant et l’Europe doit s’y préparer.

 

Sans aucun doute, cette dernière n’est pas si facile d’accès, tant en ce qui concerne les difficultés que représente une traversée par mer que celles d’un éventuel parcours au travers de plusieurs pays intermédiaires. Cela étant, on ne doit pas non plus sous-estimer l’élan gigantesque que peut occasionner une situation d’extrême gravité touchant des populations de quelques dizaines à quelques centaines de millions d’êtres humains. D’une part, combien arriveraient aux frontières de l’Europe, mais, d’autre part, combien arriveraient à les franchir dans le cadre des moyens de contrôle civils à disposition ? On pourrait longuement polémiquer sur ce dernier chiffre, mais celui-ci sera sans aucun doute d’au moins plusieurs millions.

 

Or précisément, nos structures civiles seules ne sauraient faire face à un tel cas de figure, à plus forte raison dans un contexte où l’Europe serait sans doute elle-même fragilisée d’un point de vue socio-économique par les effets indirects d’une crise extérieure majeure.

 

Dès lors, à moins de voir s’instaurer des risques évidents d’anarchie, dont on pourrait par ailleurs craindre l’enchaînement de débuts de guerre civile, les pays d’Europe n’auraient pas d’autre choix que de faire appel à leurs forces armées ; non pas, évidemment, pour « tirer à vue » aux frontières, mais bien plutôt pour endiguer, canaliser, organiser et structurer.

 

Ce risque, jusque-là très largement mis sous le tapis par les dirigeants européens – par ignorance ou par calcul politique – mérite au contraire d’être exposé avec courage, sans tabou et sans apriori. Il en va non seulement du devoir de responsabilité et d’honnêteté à l’égard des citoyens, mais également des impératifs d’orientation aux états-majors civils et militaires, avec lesquels il est plus que temps de travailler sérieusement sur les scénarios en cause ; j’emploie à dessein le mot « sérieusement », considérant que les timides entraînements opératifs qui se jouent pour l’heure à des échelons très limités doivent céder la place à une vision géostratégique globale dont peuvent accoucher les concepts d’engagements appropriés.

 

 

 

 

Seuils critiques des forces armées européennes

 

 

Approche résumée

 

 

A la vision objective des risques doit correspondre l’analyse des besoins. A l’évidence, le maintien de forces armées telles qu’on les connaissait pendant la guerre froide ne se justifie plus, tant d’un point de vue stratégique que financier. De la même manière, on ne peut pas non plus couper indéfiniment dans les budgets, occultant systématiquement la notion de seuil critique tout en se réfugiant sous l’effet parapluie de l’OTAN et plus particulièrement celui des Etats-Unis. Cette approche minimaliste, qui tend actuellement à prendre le dessus autant par naïveté que par opportunisme politique, est celle-là même qui a souvent servi d’appel d’air à l’agression et obligé nombre de peuples à la guerre malgré leur volonté contraire ; et c’est bien là le paradoxe enseigné par l’histoire que nous devons absolument éviter. On doit l’éviter à plus forte raison que les entraînements – hélas purement mécaniques – d’une logique d’escalade atteignent à ce jour un potentiel de destruction jamais égalé depuis l’existence de l’humanité.

 

Soit, mais alors quels sont les besoins ? La réponse doit tout à la fois tenir compte des risques, de leur ampleur et de leur facteur de probabilité. Or s’il n’y pas de réponse simple à une question aussi complexe, il n’en demeure pas moins indispensable de poser quelques jalons empiriques, tant à l’appui des faits antérieurs qui marquent notre histoire que de l’actuelle évolution des réalités géopolitiques.

 

Je tente ainsi de poser ci-après au moins deux jalons essentiels sous la forme de ratios, s’agissant respectivement des effectifs et des moyens.

 

 

 

Ratio minimum en termes d’effectifs

 

 

En ce qui concerne les effectifs, on parle ici de seuil critique considéré pour toute composition d’armée, qu’elle soit de type professionnel, de milice, ou encore de combinaison mixte. Par ailleurs, on se rapporte aux effectifs actifs, à l’exclusion des réservistes sans plus d’entraînement régulier. En résumé, on se réfère aux effectifs qui répondent aux trois critères de base suivants : maintien régulier du niveau d’entraînement, capacité de mobilisation à très court terme et qualité d’encadrement appropriée.

 

Le ratio ainsi établi, qui compare ce nombre à la population du pays considéré, ne devrait en principe pas s’établir en dessous de 0,5 %. Néanmoins, en termes de chiffres absolus (s’entend pour les états dont les populations sont de petite à moyenne importance), le seuil minimum des effectifs ne devrait dans tous les cas jamais se situer en deçà de 80'000. Je fais ici abstraction des micro-états qui sont encore un cas particulier.

 

 

 

Ratio minimum en termes de moyens

 

 

S’agissant des moyens, la base de référence est établie par le rapport existant entre le budget alloué aux forces armées d’un pays considéré et le produit intérieur brut de celui-ci. Là encore, il s’agit bien d’un seuil critique absolu qui se réfère à tout type de composition d’armée, indépendamment de son caractère de milice ou professionnel.

 

Le ratio ainsi obtenu ne devrait en principe jamais s’établir en dessous de 1,7 %.

 

 

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J’insiste encore sur la notion de seuils critiques – ou indices de référence minimum – s’appliquant pour toutes forces armées considérées. On ne saurait ainsi se prévaloir d’un effet compensatoire, dès lors que l’un de ces deux seuils ne serait pas atteint.

 

A titre d’exemple, une armée dont l’indice budgétaire minimum serait réalisé, voire même dépassé dans une assez large mesure, présenterait néanmoins des signes de faiblesse évidents en termes d’effectifs disponibles si le minimum requis à cet égard n’était pas respecté.

 

A l’inverse, une armée fortement dotée en effectifs, mais dont le seuil budgétaire requis ne serait pas atteint, présenterait très clairement des signes inquiétants en termes de moyens disponibles.

 

Or à ce jour, il convient d’observer que la plupart des Etats européens atteignent des cotes d’alerte préoccupantes à l’égard des deux facteurs considérés. En premier lieu, on doit constater que la professionnalisation de leurs forces armées a conduit à des dotations en effectifs très insuffisantes, pour ne pas dire parfois rachitiques à l’examen des populations et territoires considérés. Deuxièmement, on doit également s’inquiéter de l’évolution décroissante des moyens alloués, dont les seuils critiques sont déjà atteints ou dépassés dans nombre des pays en cause.

 

Ainsi qu’évoqué, nous sommes ici confrontés aux conséquences d’un engrenage minimaliste qui a déjà largement atteint ses limites. Malheureusement, ce n’est pas comme ça que fonctionnent les choses sous l’angle d’une vision cohérente des facteurs stratégiques considérés.

 

Je le répète : il ne s’agit pas, à ce jour, de retrouver des niveaux tels que nous les avons connus pendant la guerre froide. Mais, de la même manière, il devient urgent de prendre conscience des phénomènes d’entraînement hémorragiques actuellement en cours au sein de l’Europe et de les inverser pour tendre aux équilibres minimum indispensables.

 

 

 

 

Extrait de "Philosophie et lucidité",

par Marc-André Del Pedro

 

 

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