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Energies

Début des années quatre-vingts, école militaire de montagne de Savatan (St-Maurice, Suisse), mois de mars ; notre patrouille descend à un rythme soutenu le sentier escarpé qui se faufile entre les arbres. Nous sommes équipés du paquetage réglementaire, sac à dos plutôt bien chargé, accessoires habituels à la ceinture et fusil d’assaut en bandoulière. Une seule préoccupation nous anime : aller vite.

 

L’hiver qui s’achève est particulièrement rude ; notez qu’il le paraît encore plus lorsque vous êtes à Savatan, ce fort creusé dans la falaise qui surplombe la plaine du Rhône. Pour ne pas arranger les choses, l’ambiance elle-même n’est pas des plus chaleureuses. Et là, vous allez me dire : "l'armée, ça n'est pas fait pour être chaleureux". Soit, mais enfin, tout dépend de l’encadrement et des circonstances.

 

Dans le cas particulier, nous sommes vingt-et-un sous-officiers à payer nos galons, expression helvétique qui signifie qu’après avoir fait notre école de sous-officier, nous accomplissons une nouvelle école complète de quatre mois pour encadrer les jeunes recrues en tant que chef de groupe.

 

Jusque-là, rien de spécial : être chef de groupe fusilier de montagne, c’est évidemment assez dur physiquement, mais ça comporte également des aspects plutôt sympas et motivants. Les gars vous écoutent et vous respectent ; et puis, vous partagez avec eux une belle aventure de vie. Cependant, les choses se compliquent un peu lorsque vous accomplissez ce service avec l’un ou l’autre officiers supérieurs qui se sentent tellement investis de leur mission - ou devrais-je dire "pouvoirs" -, qu’ils ont un peu tendance à vous pourrir la vie ; et à cette époque, on ne discute pas : en pleine période de guerre froide, l’armée jouit d’un assez grand prestige et la discipline, en particulier à Savatan, y est dure. Donc le truc est le suivant : pour ceux qui au terme de ce paiement de galons souhaiteraient postuler à l’école d’officiers, il faut déjà s’annoncer car on peut ainsi bénéficier d’un « régime de faveur ». Soyons sérieux : nous sommes effectivement dix-sept sous-officiers sur vingt-et-un à avoir indiqué notre intérêt pour une future école d’avancement. C’est beaucoup et cela permet à nos responsables zélés, outre le système ordinaire de qualifications, d’opérer un tri selon une certaine méthode de découragement : s’ajoutent donc au programme normal d’engagement de notre compagnie déjà passablement chargé, des petites spécialités tels qu’exercices de nuit, courses de patrouille, pistes de combat, tests physiques, parcours d’endurance, etc. Tout cela, passe encore. Mais le plus dur est sans doute l’omniprésence de cet officier instructeur que je vois encore devant nous : méfiant, borné, bourré de frustrations et un brin sadique. Ils n’étaient heureusement pas tous comme lui et ce genre de "spécimen" n’était du reste pas très apprécié de la hiérarchie. Mais il a juste fallu que ça tombe sur nous ; pas de chance.

 

Donc, où en étais-je ? Ah, voilà. Nous sommes justement embarqués dans une course de patrouille tout spécialement conçue pour nous. Normalement, je dirais que j’ai le nez dans le guidon ; ici, l’expression « nez dans les chaussures » serait plus appropriée. Un pied devant l’autre, aller vite, ne pas glisser. La neige a partiellement fondu, découvrant ci et là des tapis de feuilles mouillées. Le soleil fait une apparition timide entre les arbres et le froid est moins mordant que d’habitude, laissant augurer les prémices du printemps. Mais je ne m’en rends même pas compte : mon attention est captée par l’étroit cheminement à suivre et le poids de l’équipement qui à chaque foulée fait pression sur mes épaules.

 

Et puis d’un seul coup se produit un double évènement qui me procure une intense émotion : j’aperçois furtivement un petit groupe de primevères au bord du sentier et j’entends le champ d’un merle.

 

Franchement, en temps ordinaire, je l’aurais à peine réalisé… parce qu’on peut s’assoir sur un banc, s’accorder une balade, prendre le temps ; c’est normal. Et justement, ça l'est peut-être un peu trop.

 

Mais là, c’est un frisson qui me pénètre profondément : ciao la tension, ciao la douleur ; je prends conscience des éléments alentour et j’en ressens les énergies. Et, plus encore, je réalise que cette sensation, personne ne peut m’en priver. Je vais la vivre et la revivre, c’est certain. Ciao, l’instructeur véreux, je te fais un bras d’honneur.

 

Croyez-moi, depuis cet instant, je n’ai plus jamais vécu les forces qui nous entourent de la même manière. Je dis bien les forces, car je ne parle pas ici du cliché de vacances avec ses palmiers et son soleil qui vous cuit la peau ; c’est bien autre chose. Lorsque j’entends les refrains récurrents sur le temps parce qu’il fait froid, parce que le ciel est couvert, parce que le vent souffle, parce qu’on n’a pas eu d’été… je dis "stop, on respire". Parce que chaque saison, chaque jour, chaque couleur nous offrent leurs énergies ; il faut juste les saisir.

 

De la pluie qui tombe, c’est l’occasion de savourer la chance du toit qui vous protège et s’abandonner un peu aux rêveries de cet instant suspendu. Un temps couvert, c’est se laisser impressionner par le mouvement des masses grises dans le ciel et se sentir grisé par les vents qui vous enroulent le corps. L’arbre majestueux dans la cour n’a pas besoin qu’on le transpose au jardin d’Eden pour être admiré. Le pont, la rivière ou la rue pavée près de chez nous, mais encore le bruit des enfants qui jouent ou celui des copains de bistro qui refont le monde sont autant de raisons de se réjouir et de faire le plein d’énergie.

 

Chaque jour qu’on laisse derrière nous est une page du livre de la vie qui se tourne ; c’est comme ça, on ne peut rien y faire. De la même manière, on ne peut empêcher certaine contraintes, parfois anodines, parfois plus lourdes : un train en retard, un collègue détestable, un patron tyrannique, un ex-conjoint qui vous empoisonne la vie, des soucis matériels… les exemples sont nombreux.

 

Alors quelle est notre part d’écriture à la vie ? En réalité, elle est énorme, souvent insoupçonnée.

 

Or l’un des facteurs les plus basiques, indépendamment de toute culture et de toute forme d’érudition particulière, tient à la capacité de chacun de ressentir les éléments comme autant d’instants uniques de la vie qui passe ; on ne peut vous en brimer, c’est un cadeau, c’est à vous... à condition d'en avoir conscience.

 

 

 

 

 

Extrait de "Philosophie et lucidité",

par Marc-André Del Pedro

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