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Affinités

Dans notre section d’école de montagne, nous sommes cinq sous-officiers : quatre chefs de groupe et un cinquième gars, Manu, qui le plus souvent est détaché auprès du fourrier de compagnie comme aide-comptable. Et c’est tant mieux, parce que je n’aime pas ce type.

 

Pourtant, on se connait à peine, mais il y a quelque chose de pas net chez lui qui m’agace : son regard fuyant, sa discrétion, son faciès, le tout à la fois ? C’est un sentiment assez diffus, mais suffisamment fort pour que je m’en tienne à distance.

 

Avec mes trois autres potes, par contre, ça roule : d’abord Victor « la grande gueule », costaud, bon comme le pain et drôle à se faire des crampes d’estomac lorsqu’il imite les supérieurs qu’on ne porte pas dans son cœur. Ensuite, Edouard, la douceur incarnée, mais qui d’un langage assuré et bien choisi, sait toujours se faire respecter de ses hommes. Enfin, Patrick « le renard », évidemment malin, mais aussi doté d’une capacité d’endurance qui impressionne.

 

Ainsi, les jours s’écoulent d’exercices en exercices et de marches en bivouacs. Un soir, rentrés d’un entraînement éreintant, nous nous tenons à notre table de chambrée et sommes particulièrement excités à l’idée d’évoquer la fin de l’école qui ne semble plus si lointaine. Chacun y va de son bilan, de son sentiment, de ses projets d’avenir… Puis, comment, pourquoi – je ne m’en souviens plus –, Manu se tourne vers moi et me dit : « Toi, de toute façon, je ne t’ai jamais aimé ! » Je lui réponds du tac au tac que c’est réciproque et que j’en ai rien à f… Mais quand-même, au fond de moi, je suis impressionné : je n’ai jamais rien laissé transparaître, nous n’avons pratiquement partagé aucune expérience au cours des mois écoulés et ce type ressent la même chose que moi. Les ondes, c’est fort !

 

Mais cette expérience ensemble, nous allons pourtant la vivre.

 

Une semaine plus tard, la compagnie s’apprête à vivre une épreuve assez coriace : après une journée d’exercices de tir, nous sommes embarqués par camions, puis déposés en pleine nature dans un secteur relativement éloigné. Les groupes sont dispersés et reçoivent pour mission de rejoindre le poste de commandement au plus tard à l’aube sans s’être fait repéré au passage de diverses zones cernées sur la carte. Avant le départ, je détermine mon itinéraire. Il n’existe pas vraiment de choix « miracle » pour se simplifier la vie. Solution une, je contourne les zones « rouges », ce qui m’oblige à remonter sur le flanc de la plaine et à forcer le rythme de marche sans garantie d’arriver dans les temps ; si l’un d’entre nous doit baisser de régime pour n’importe quelle raison physique, on y arrivera pas. Solution deux, et c’est celle que je choisis, on compose avec un itinéraire de compromis entre risques d’interception et délai, ce qui implique le passage au travers de deux secteurs surveillés à des endroits ciblés : zones de forêts sans chemin de traverse et ponts discrets non carrossables seront nos meilleurs alliés pour éviter les plastrons disposés en surplomb des zones découvertes et ceux effectuant des navettes motorisées sur les voies de circulation.

 

On y va. Les premiers kilomètres sont assez faciles, avec un soleil qui décline doucement et une première zone « amie » qu’on peut traverser sur des chemins confortables. D’autre part, même si la journée qui s’achève ne nous a pas laissé beaucoup souffler, la motivation et l’énergie sont là ; on veut réussir ce défi.

 

Mais les choses deviennent progressivement plus difficiles ; les zones à contourner nous obligent à emprunter des chemins étriqués, de moins en moins éclairés, et comportant d’assez fortes dénivellations. Ensuite, les signes de fatigue commencent : des muscles qui tirent, des pieds qui deviennent douloureux ou des pressions sur les épaules qui s’accentuent à cause des paquetages qui n’ont de léger que le mot.

 

Puis ça se complique encore avec les secteurs surveillés qu’il faut infiltrer. Là, il n’est plus question de chemins ou de sentiers, mais de forêts denses, d’amoncellements de branches, de terrain accidenté… Se dresse alors devant nous une barrière d’épineux tellement compacte qu’il va falloir la contourner ; par la droite, impossible : la route qui coupe à environ un kilomètre est certainement surveillée. Donc, par la gauche, en espérant que le détour obligé ne sera pas trop long. Malheureusement, nous devons longer une haie impénétrable pendant de longues minutes avant de pouvoir bifurquer et nous engouffrer dans la bonne direction. Ensuite, il faudra encore une fois perdre le même temps dans la direction inverse pour retrouver notre axe de destination.

 

Pause ; c’est le moment de faire un point de situation. Toutes les zones sensibles sont maintenant franchies et la distance qui reste à couvrir jusqu’au PC est à peu près en ligne droite sur des chemins plus ou moins plats. Je regarde mes hommes : sur les sept, quatre sont encore en assez bonne forme, alors que trois me créent quelques soucis : l’un d’eux est au bord de l’épuisement et manque de s’écrouler à chaque pas. Le deuxième a des ampoules aux pieds, tellement grosses qu’elles ressemblent plus à des cratères qu’à de simples cloques. Enfin, le troisième traîne de plus en plus la jambe gauche à cause d’une branche heurtée à la cuisse lorsque nous étions en forêt. Je regarde ma carte : encore huit kilomètres pour atteindre l’objectif et il est déjà trois heures du matin. Arriver avant l’aube reste possible, mais nous sommes condamnés à marcher vite, quelles que soient les douleurs. Pour les cloques, il n’y a rien d’autre à faire que de mettre un peu de poudre désinfectante, appliquer des pansements adhésifs et changer ces fichues chaussettes de « grand-mère » qui ont dégringolé sous la plante des pieds et provoqué des frottements jusqu’à l’apparition de sérieuses blessures. Je l’avais pourtant répété mille fois : mettez toujours quelque chose qui vous serre bien les chevilles ; maintenant, il a compris, mais c’est un peu tard. Pour celui qui traîne la jambe, je charge son sac sur le mien après l’avoir allégé de quelques effets que j’ai réparti au sein du groupe.

 

Hop, on s’arrache ; celui qui chancelle de fatigue est placé juste derrière moi et enroule une lanière de mon sac autour de sa main. A côté de lui se positionne le plus costaud qui, en cas de besoin, l’attrape par le bras et le soutient.

 

L’aube pointe à peine lorsqu’on arrive et l’exercice est considéré comme réussi. Plusieurs groupes sont arrivés avant nous, mais beaucoup d’autres sont encore dans notre dos. Nous sommes fiers, c’est vrai, mais surtout soulagés d’être arrivés au bout.

 

Après une brève collation, mon groupe reçoit pour ordre de reprendre immédiatement le travail avec des exercices de manipulation aux armes et divers entraînements annexes en attendant que la compagnie soit entièrement regroupée. Car les objectifs de l’opération ne sont pas encore complètement atteints ; après vingt-quatre heures sans repos qui s’achèvent par un exercice de nuit, reste encore à éprouver notre résistance en démarrant sans délai une nouvelle journée d’instruction.

 

Je prends donc mon groupe à l’écart et nous installons nos chantiers de travail. Je passe de l’un à l’autre et donne les consignes ; chacun doit donner le change et faire de son mieux, même si les somnolences ici ou là sont inévitables. Mes hommes sont des gars courageux ; valaisans ou fribourgeois « pure souche », fils d’agriculteurs ou de vignerons, travailleurs du bâtiment ou encore aux études, ils ont tous en eux cette force de la terre qui leur a légué une grande capacité de résilience. Alors vouloir les pousser encore plus serait stupide et contre-productif. Dans de telles circonstances, c’est le moment de l’aube qui est le plus difficile : l’adrénaline est retombée, les sens se relâchent et l’organisme vous entraîne dans le sommeil malgré toute volonté contraire. Vous pouvez être debout, couché ou en pleine course, ça ne change rien : les yeux se ferment et le corps s’affaisse. Si besoin, on peut encore se donner des claques violentes ou s’infliger n’importe quelle douleur assez forte à chaque fois qu’on perd le contrôle ; mais là, ça tourne en torture et pour ce qui concerne la situation présente, j’estime que ça suffit comme ça.

 

Je reste en mouvement, m’affaire d’une équipe à l’autre sans les brusquer et m’avance au-delà du groupe lorsqu’il s’agit de l’annoncer à un supérieur et commenter nos activités. Si besoin, les uns ou les autres ont le temps de réagir pour se mettre plus sérieusement au travail.

 

Mais je commence moi-même à ne plus contrôler le sommeil qui m’envahit. Que faire ? M’assoupir un instant alors que notre officier instructeur véreux rôde dans le secteur ? Ça, c’est pas possible : il passera l’éponge pour l’un de mes hommes, mais pas pour moi. Et je ne veux pas risquer mes qualifications pour une future école d’officiers à cause d’un détail aussi stupide.

 

C’est alors qu’arrive le Pinzgauer 4x4 avec quelques rations et boissons chaudes ; en descendent le fourrier de compagnie, mais aussi Manu avec sa tronche de cake. Qu’est-ce qu’il vient f… ici, celui-là ? En ce moment, je ne suis vraiment pas d’humeur à voir des planqués.

 

Mais il approche de moi et me dis : « Ecoute, je sais que la nuit a été dure et je fais le tour des groupes pour voir s’ils n’ont pas besoin d’un coup de main ; est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? » Je suis scié ; déjà que je ne tenais plus trop sur mes jambes…

 

Je ne réfléchis pas longtemps. Je lui demande de reprendre le flambeau quelques minutes, juste ce qu’il faut pour m’éloigner un peu et fermer les yeux. Si l’instructeur borné remarque mon absence, Manu lui dira que j’ai été soulager un besoin ; je doute qu’il vienne derrière les bosquets pour vérifier.

 

Je m’assieds, pose mon fusil sur les jambes et j’appuie mon dos contre un arbre… pour vingt minutes d’abandon qui me font un bien fou. Lorsque je reviens, mon collègue s’occupe toujours du groupe et mentionne n’avoir rencontré aucun incident particulier. Il reste encore avec nous quelques minutes et ma fois, je dois dire que son état d’esprit bienveillant fait du bien aux hommes.

 

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Depuis cet instant, la perception que nous avions l’un de l’autre n’a plus été la même. Je ne dis pas que nous sommes devenus amis, mais, au moins, toute forme d’animosité avait disparu et nous pouvions dialoguer normalement.

 

Cet épisode a été pour moi le révélateur de deux facteurs importants qui se sont vérifiés à de nombreuses reprises par la suite.

 

Premièrement, l’état d’esprit dans lequel on se trouve face à l’autre est pratiquement toujours perçu – consciemment ou non –, ou finit par l’être. Qu’il s’agisse d’admiration, de respect, de mépris ou d’aversion, on aurait tort de croire que notre interlocuteur n’y sera pas sensible, alors même qu’on est certain de n’avoir rien laissé transparaître. Et c’est bien là le paradoxe : à un simple apriori répond un sentiment négatif… que nous percevons à notre tour. Notre apriori est donc légitimé et mute à l’état d’antipathie, elle-même perçue et renvoyée… Je ne l’aime pas, il ne m’aime pas ; affaire clause.

 

Deuxièmement, on aurait également tort de toujours se fier à son intuition. Certes, elle nous rend de précieux services, et, en réalité, c’est pour cela qu’elle est conçue : lorsque la vie nous inflige l’une ou l’autre déconvenue, les alertes nécessaires sont mises en place de manière à nous avertir d’un nouveau danger potentiel. A titre d’exemple assez basique, on aura tendance à se méfier spontanément de quelqu’un qui nous inonde de son verbiage, parce qu’on a fait l’expérience de « brasseurs de vent » dont la parole nous a déçu. On sera sans doute également enclin à la prudence devant un regard fuyant, parce qu’on l’assimile à celui dont on a subi l’une ou l’autre fourberie auparavant.

 

Jusque-là, c’est assez simple : il existe des circonstances face auxquelles on peut sans trop de peine justifier ses réticences. Qu’importe qu’on leur attribue le fruit de l’expérience ou de l’intuition : on peut les identifier et s’en servir comme des outils dont on évalue consciemment l’utilité.

 

Cependant, la situation se complique lorsqu’on n’est pas en mesure d’expliquer le malaise éprouvé devant l’autre. Le plus souvent, c’est un état de fait qu’on ne cherche d’ailleurs même pas à remettre en cause : « Sa tête ne me revient pas... », « Sa manière d’être m’agace... », « Sa voix m’hérisse le poil... », …

 

C’est pourtant bien l’intuition qui nous envoie de tels messages ; mais pourquoi ?

 

On a vu plus haut des relations de cause à effet directes ; or, quand nos perceptions résultent de liens indirects ou diffus, on se trouve le plus souvent envahi d’un sentiment inconfortable dont il est non seulement difficile de trouver la source, mais encore, le cas échéant, de lui accorder une justification vraiment fondée. L’intuition nous met en garde, certes, mais pour des raisons aléatoires qui ne sauraient en aucun cas justifier qu’on lui accorde une quittance systématique d’appréciation. Ainsi va-t-on se méfier d’une personne au crâne rasé parce qu’elle nous évoque inconsciemment la violence observée chez certains skinheads, alors même que l’individu qui nous préoccupe est à mille lieues d’une telle tendance. Ainsi va-t-on éprouver une certaine répulsion à l’égard de celui dont le rire est lourd et forcé, parce que notre esprit a gardé en mémoire les comportements vulgaires qu’on a associé à des êtres brutaux ; or il se trouve que la personne en cause n’est pourvue d’aucune malveillance et que son rire ne fait que traduire un certain manque de confiance. Peut-être va-t-on encore se braquer contre celui dont le sourire est omniprésent, parce que notre inconscient  a retenu la leçon de comportements hypocrites qui nous ont porté atteinte ; cependant, il s’avère que notre interlocuteur est sincère et que son sourire ne fait qu’exprimer une douceur inhabituelle.

 

Autant de malentendus qui compliquent nos relations et contribuent à entraver notre épanouissement, alors que les vraies contraintes auxquelles nous devons faire face tous les jours sont déjà bien assez nombreuses.

 

Il existe pourtant des solutions assez faciles d’accès, mais qui demandent une petite pincée d’attention… et sans doute de volonté.

 

Imaginons une rencontre, une poignée de main… et, spontanément, une sensation désagréable : c’est déjà le moment « clé » où il faut véritablement prendre conscience du problème et réagir, sachant que plus vite un signal négatif est interrompu, plus vite le risque d’un effet de spirale est enrayé. La question est alors de savoir comment couper efficacement un tel signal, car une simple tentative de refoulement n’est pas suffisante pour duper l’inconscient de notre interlocuteur… qui se nourrit de nos perceptions les plus enfouies.

 

Il est donc important de franchir un pas supplémentaire pour se livrer à un petit exercice de bienveillance, tout en y mettant la plus grande sincérité possible : que puis-je déceler chez l’autre qui semble correspondre à un critère d’appréciation que je considère comme positif ? Rien ? Impossible. Qu’il s’agisse d’un trait de caractère, d’un talent, d’une faculté, d’une idée ou d’une expérience, il se trouve toujours quelque chose qu’on puisse découvrir.

 

Là est la clé ; dès l’instant où notre attention peut être captée positivement, on dispose des moyens nécessaires pour porter un effort de rapprochement qui ne soit ni dissonant, ni hypocrite. Cette clé n’a évidemment pas la prétention de permettre à chaque fois une nouvelle amitié, mais tout au moins d’établir les bases d’une relation qui ne se laisse pas submerger par des réticences subjectives.

 

C’est aussi le moyen de se laisser un peu de temps pour découvrir l’autre. On est d’ailleurs parfois surpris : celui qu’on croyait aux antipodes de nos valeurs peut se révéler beaucoup plus proche qu’on ne l’avait imaginé.

 

Au demeurant, l’inverse est également vrai : qui ne s’est pas déjà laissé berner par un ressenti positif qui s’est ensuite soldé par une déception ? C’est le paradoxe que j’évoquais précédemment.

 

Alors oui, l’intuition est un outil, mais nous devons nous méfier de ne pas devenir nous-mêmes l’outil de notre intuition… qui parfois se trompe.

 

 

 

 

Extrait de "Philosophie et lucidité",

par Marc-André Del Pedro

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