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Le courage

Me voilà dans le train, destination Hanovre au Nord de l’Allemagne, à près de neuf cents kilomètres de chez moi. On est au mois de novembre et le temps est gris. Je regarde par la fenêtre et je vois les paysages défiler.

 

L’idée d’abandonner la maison pour une année me rend mélancolique, bien que ce sentiment soit un peu compensé par l’idée des découvertes : je vais être stagiaire dans une import-export à temps partiel, avec la possibilité d’y occuper une chambre. Cela veut dire que les matins seront consacrés au travail dans l’entreprise et que les après-midi pourront être utilisés auprès d’une école de langues pour y apprendre l’allemand.

 

Les choses seront pourtant plus difficiles que je ne l’imaginais : des détails, sans doute, mais qui ajoutés les uns aux autres finiront par affecter mon moral. Pour commencer, la chambre que je vais découvrir ne sera qu’une minuscule pièce isolée au rez-de-chaussée de l’entreprise, à peine assez grande pour le lit et un petit meuble de rangement ; mais, surtout, elle donne sur le trottoir d’une zone industrielle qui le soir se trouve complètement déserte. Après les heures de bureau, pas âme qui vive. Seuls les mats de drapeau du concessionnaire de voitures d’en face font un peu de bruit ; un bruit pas très joyeux.

 

Et puis, de manière générale, le milieu est très différent de ma région lémanique vallonnée et verdoyante. Ici, le paysage est très plat, composé d’entreprises, d’enchevêtrements de routes et de quelques terrains vagues ; plus loin, on découvre des zones de villas isolées et d’immenses champs qui se perdent à l’horizon.

 

Enfin, le contact n’est pas facile ; les gens que je côtoie ne sont pas antipathiques, mais en général assez rudes et peu expressifs.

 

Et donc le temps passe et mon moral décline. Un jour, rentré d’un bref séjour auprès de mes parents, je suis pris d’une immense tristesse lorsque je franchis le seuil de ma petite chambre. Je pose ma valise et les larmes coulent ; voilà bien longtemps que pareille chose ne m’était plus arrivée… en tout cas pas depuis mon adolescence.

 

Après cet épisode, je me suis mis à réfléchir sur la notion de « courage ».

 

Quand j’étais gamin, je faisais des camps scouts les uns après les autres ; à l’âge de dix ans déjà, je partais avec la « brigade » pour des bivouacs et marches d’endurance à travers le parc national d’Engadine. Etant l’un des plus petits, je me ramassais corvées, brimades et sarcasmes, mais j’ai toujours serré les dents. Plus tard, je suis moi-même devenu chef de patrouille, l’un des plus jeunes, et il ne fallait pas me la faire : boussole, abris de fortune, conduite du groupe… ça swinguait plutôt bien et dans la bonne humeur. C’est en tout cas le souvenir que j’en ai (il faudrait demander à mes p’tits gars de l’époque).

 

Puis, quelques années plus tard, j’accomplissais ma première école militaire obligatoire auprès de l’infanterie de montagne de Savatan. On me répétait toujours que ça allait m’endurcir le caractère, que j’allais devenir un homme, un vrai. D’une certaine façon, ce n’était pas faux : esprit de corps, camaraderie, solidarité, endurance physique, discipline…autant de mots qui raisonnent comme une progression au sens « viril » du terme. Et, d’un point de vue humain, j’ai pu y observer des choses intéressantes, voire surprenantes : des types à l’allure discrète et timide, à priori pas très robustes, se sont parfois montrés endurants et très courageux lors d’expériences éreintantes, alors que d’autres, costauds et grandes gueules, se sont effondrés.

 

Alors oui, lorsque quelques mois plus tard, persuadé d’être psychiquement blindé, je me surprends à réprimer des sanglots, je réalise que quelque chose m’a échappé dans la définition du courage… et je remets tout à plat.

 

Par la suite, comme chacun, je devrai encore surmonter de nombreuses épreuves, certaines faciles, d’autres plus douloureuses. Et, comme chacun, il me sera également donné d’observer ou d’accompagner certaines personnes sur des chemins difficiles.

 

Or le courage ne se mesure pas qu’à l’ampleur de la force physique et des actes audacieux. Bien plus courageux est celui qui laisse tout derrière lui pour reconstruire une vie dans un monde qui lui est totalement étranger ou celui qui se relève après avoir perdu les êtres qui lui étaient le plus cher. Bien plus courageux est celui qui se bat corps et âme pour retrouver un travail, celui qui encaisse une séparation sans rester à terre ou celui qui va jusqu’au bout de ses forces pour affronter des examens difficiles.

 

A vous, les vrais courageux, je dédie ces quelques lignes ; n’abandonnez jamais.

 

 

 

 

Extrait de "Philosophie et lucidité",

par Marc-André Del Pedro

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